Publié en mars 2020 dans le Cahier des Quelques-uns 2019-2020
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La conviction des Quelques-Uns, c’est qu’il est possible et nécessaire de travailler à l’existence d’une politique du point des gens dans ce pays. C’est pourquoi nous nous sentons contemporains du mouvement des Gilets Jaunes, mouvement inédit et important par les questions qu’il porte et qu’il pose à chacun.
Le mouvement des Gilets jaunes, surgi à la mi-novembre 2018, rencontre, par sa nouveauté, par son caractère inventif et inédit, notre préoccupation : la politique comme décision, comme affirmation subjective, comme puissance et intelligence politique des gens eux-mêmes, du point des gens, et non de l’État et des partis, pour définir d’autres possibles. Nous nous sentons contemporains de ce qui se cherche ici.
Ce mouvement courageux, résolu, saisit par sa capacité à s’ouvrir sur l’inconnu, et à assumer cette dimension d’inconnu. Certes hétérogène, il s’est organisé sous la double figure combinée de l’occupation de ronds-points et de la tenue de manifestations. Sur les ronds-points, les gens ont fait connaissance, ont pratiqué entre eux l’écoute, le respect et, prenant au sérieux leur vie réelle, si peu considérée, ils ont posé l’exigence d’une autre distribution des richesses et de répartition des charges. Dans leurs manifestations, ils ont pratiqué un lexique nouveau, à la place de la « convergence des luttes », la « grève générale » et la référence aux élections prochaines qui sont le vocabulaire habituel des mouvements sociaux. Ils y disent qu’ils ne peuvent plus vivre comme ils ont dû vivre jusqu’à aujourd’hui, que l’ordre actuel ne va pas, qu’il est arrogant, méprisant à leur égard, et corrompu ; qu’il faut un autre ordre, et que les Gilets jaunes seront dans la rue tant qu’ils n’auront pas confiance dans le pouvoir d’État. D’où le refus, majoritaire parmi eux, d’entrer dans une logique de représentation (jusqu’à ne pas se faire représenter par des délégués, acceptant seulement des porte-parole qui ne parlent d’ailleurs qu’en leur seul nom) et, méfiants de l’instrumentation étatique,le refus de rejoindre la chaise de négociation tendue par le gouvernement.
Cette critique de la représentation leur a valu, dans la désorientation qu’ils ont produite chez les gens de pouvoir et de médias, d’être étiquetés comme anti-parlementaires, quand ils sont plutôt hors parti. D’où aussi leur obstination autour de « Macron, démission ! » et leur revendication du référendum d’initiative citoyenne, qui viennent dire que, pour qu’un pouvoir
soit crédible, il faut obtenir et pratiquer le droit de le convoquer et, quand c’est nécessaire, le sanctionner.
En ce début de 2019, après trois mois de mobilisation, faisant face à une répression policière et judiciaire déchaînée, et au démantèlement des ronds-points engagé mi-décembre par l’État (qui s’attaque ainsi à leurs lieux de réunion, de discussion et d’organisation), les mobilisations de Gilets jaunes font preuve d’une force de continuité qui marque leur volonté d’instaurer un lien nouveau entre eux, et de se présenter comme porteurs d’un nouveau regard sur les qualités que devrait avoir le pouvoir d’État, dans les modalités de ce qu’est devenu l’État aujourd’hui. Ils s’adressent aux élus et au pouvoir pour leur dire : « Vous n’êtes pas des figures morales, vous nous méprisez, vous ne vous souciez pas de notre vie, qui pour vous ne compte pas, vous ne vous occupez que de la vôtre ». Ils le font, au nom d’eux-mêmes, de leur génération et de la génération de leurs enfants, en ce temps qui n’est plus celui de la croissance et de la richesse nationale dont ont pu profiter les générations précédentes à qui le travail garantissait un niveau et un confort de vie assurés, même si modestes. Cette période est révolue, faisant place à la régression actuelle des conditions de vie (à l’opposé de l’idée antérieure d’un progrès possible) et à l’appauvrissement de la France. En même temps, s’est imposée une nouvelle réalité de l’État lui-même, qui n’est plus celui d’une politique de redistribution par les politiques publiques (l’État qui reconnaissait l’existence d’un peuple entier, doté de droits), mais celle de l’État séparé : non pas seulement un État endetté, mais un État séparé, centré sur sa violence propre, qui n’est animé par aucune volonté de justice et de solidarité. De là que les Gilets jaunes portent si fortement l’exigence d’une morale publique : dans cette situation nouvelle en termes de richesse nationale comme en termes d’État séparé, les profits et privilèges des situations de pouvoir, conjugués aux conditions réelles de vie des gens, sont, nous disent-ils, immoraux et indécents, ce qui exige une nouvelle moralité des fonctionnaires et des dignitaires de l’État.
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Les Marseillaises entonnées dans les manifestations et leurs drapeaux bleu-blanc-rouge brandis nous disent, dans un usage nouveau de ces emblèmes, confirmé par ce qu’ils écrivent sur leurs Gilets (« 1789, 1968, 2018, même combat », « On est en France ») et sur leurs pancartes (« La France aux peuples », « Macron, t’es tout petit pour un grand pays »), que leur mouvement n’est pas qu’un mouvement social, mais qu’il est un mouvement national.
En quel sens, national ? National, au sens où c’est la question de tous. Non au sens, nationaliste, de la réaction hostile à une menace assignée à l’étranger, ou de la puissance d’État s’exprimant dans la guerre à l’extérieur ou dans la violence à l’intérieur. Mais au sens d’une question portée sur l’état actuel du pays : « français » affirmé comme « être compté », « français » entendu comme référence de la légitimité des droits, quand le travail a cessé d’être source de droit et de considération. C’est ce que, nous semble-t-il, nous disent une partie des Gilets jaunes : « être français doit ouvrir à des droits, et ce n’est pas le cas », ce qui n’exclut pas la considération pour les étrangers qui en ont encore moins, ou pas du tout. Ce qui, au contraire, implique cette considération pour les étrangers, dans le sens d’une nouvelle unité nationale.
Car ce mouvement qui affirme que ceux qui ne sont pas comptés comptent, qu’ils comptent parce qu’ils existent et qu’ils affirment publiquement leur existence, ouvre, en ce sens, la question politique de l’unité nationale, et donc le point de savoir si cette question du pays, de la France, va être articulée à la guerre entre les gens ou à la paix entre les gens.
L’ouverture de ce débat par les Gilets jaunes est un événement majeur, et ce débat est de la responsabilité de tous et de chacun. Les Gilets jaunes ont la force de poser ces questions, et il serait bien hypocrite d’exiger d’eux qu’ils y répondent.
Posons que chacun d’entre nous est comptable de s’emparer de ce débat essentiel, en y portant l’exigence d’un renouveau de politique du point des gens. Il ne va pas y avoir d’issue institutionnelle à ce qui est ouvert par le mouvement des Gilets jaunes, le « grand débat national citoyen » faisant office pour le gouvernement de campagne électorale (commencée avec pour bouclier des assemblées de maires, en plus des boucliers et des armes des CRS qui empêchent les Gilets jaunes d’interpeller Macron et les habitants d’entrer dans leurs villes ou villages). Et la séquence des élections européennes sera incertaine, risquant même d’être fracassante.
Mais l’expérience faite par des gens qui dans les rues, ont reçu des gaz lacrymogènes
et des tirs de flash-ball alors qu’ils manifestaient pour la première fois ou qui se sont fait déloger des ronds-points où ils éprouvaient la confiance d’être ensemble, restera une expérience durable. En même temps, dans ce pays, il reste sans doute à beaucoup de gens à
se défaire de la croyance dans l’idée de la possibilité qu’advienne un bon État, qui ne serait plus violent, et qui serait contrôlable par des procédures lui demandant des comptes.
Nous ne croyons pas à un renversement de la politique étatique de financement sur ces questions essentielles pour la vie des gens et pour le pays que sont l’École, la santé, le logement, le grand âge, la jeunesse, l’accueil des « chercheurs de refuge » et d’un pays où vivre. La solidarité, telle qu’elle s’est éprouvée dans les ronds-points, telle qu’elle s’y est tissée dans la rencontre, l’écoute, le partage et l’agir-ensemble, c’est du côté des gens qu’elle se pratique, et ce ne peut être que de ce côté-là, et pas du côté de l’État. Ouvrir la question de ce qui peut avoir lieu entre les gens eux-mêmes, des initiatives et propositions sur ces
enjeux, telle est la tâche, au-delà du salut adressé aux Gilets jaunes.
10 février 2019
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