CONTRE LE CHOIX DE MAINTENIR LE MOT COMMUNISME AUJOURD’HUI

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Je m’interroge sur la façon dont le terme « communisme » est aujourd’hui encore mobilisé, soit directement, soit sous la forme de toutes sortes de variations sur le « commun » ou « l’en commun », soit seul, soit déterminé par l’adjectif « révolutionnaire », chargé d’en autoriser et revendiquer la mobilisation. Et cela de façon d’autant plus significative que le PCF a définitivement disparu du champ de la politique parlementaire depuis plusieurs années.

Si cet usage maintenu mérite qu’on l’interroge c’est qu’il est à mon avis l’un des symptômes de la mauvaise situation subjective dans notre pays, telle qu’elle est décrite dans le dernier Cahier des quelques-uns : « Aujourd’hui, il n’y a pas de capacité subjective inventive portée par une situation de masse, énonçant ses propres principes et prescriptions, et dont la consistance, le propos, ne soient ni le pouvoir, ni l’État, ni les partis et leurs ambitions de postes et de puissance. » Plus qu’un symptôme, la mobilisation de ce terme est à mon sens une opération qui consiste à renoncer à l’émergence d’une telle capacité, voire à la récuser par avance : s’indigner de la situation telle qu’elle va, mais ne pas s’exposer aux interrogations et aux expériences qui s’efforcent d’ouvrir un autre espace que celui où l’État ; et ses opposants, plus ou moins radicaux, s’accommodent finalement de leur vis-à-vis.

Il y a aujourd’hui au moins deux exemples, qui ne sont pas sans lien, de cet usage maintenu du mot « communisme » : celui du Comité invisible et celui d’A. Badiou.

Le terme communisme est massivement mobilisé dans la dernière publication du Comité Invisible, Maintenant ( en 04/2017) et il en organise particulièrement le dernier chapitre, modestement intitulé "Pour la suite du monde" : « Aussi refoulée soit-elle, la question du communisme reste au coeur de l’époque » (p.124). Plus précisément, l’opération centrale du livre consiste à utiliser et revendiquer le mot communisme pour se débarrasser de celui de politique et des questions qu’il soulève1 La thèse est avancée dès le titre, volontairement ambigu du 3ème chapitre, « A mort la politique », que des formules du type « agir politiquement sans faire de la politique » n’éclairent pas vraiment.

Pour valider définitivement cette opération, le dernier chapitre enfile des analyses, assez largement répandues, sur l’économie et le salariat, la police, Nuit debout …, adossées à de longs développements philosophico-idéologiques, scandés par une série de catégories, où chacun reconnaîtra son Spinoza, son Nietzsche ou son Deleuze, au creux d’une sorte d’éclectisme revendiqué : la continuité avec la nature, « l’illusion du Moi individuel et stable », les « perceptions », les liens, les « attachements », les « agencements », jusqu’à la « communauté  » des « formes de vie » capables de « désertion », réunissant les « voyants » heureusement dotés de l’« intelligence de la situation » qui, seule, pourra « unir transversalement l’ensemble de ce qui déserte cette société en un parti historique » (p. 154). Le terme de « parti » intervient ici, discrètement, l’air de rien, dans l’avant-dernière page : même qualifié d’« historique » ou d’ « imaginaire », comme c’est le cas dans
d’autres textes, le terme désigne bien une sorte de moment incontournable. C’est sans doute à partir de cette proposition qu’il faut comprendre l’un des énoncés précédents : « Si le communisme a un but, c’est la grande santé des formes de vie » (p. 139). Le « parti historique » comme signe de la fameuse « grande santé » ?

Ces thèses sont posées sans aucune proposition d’interrogation ni d’interlocution, avec qui que ce soit : tout est dit, tout est réglé quant à la manière d’entendre et d’utiliser les mots « communisme » et « politique ». Le Comité Invisible est déjà tellement « voyant » qu’il n’a pas besoin de se soucier des expériences, des interrogations, des représentations, des convictions, des hypothèses auxquelles ces mots sont associés : il n’a pas besoin de se soucier de ce que les gens en pensent, ni d’ailleurs de ce que les gens pensent, ni
même des gens, d’une manière générale.

Le texte est organisé par la référence centrale au « cortège de tête » lors

note 1 « Le communisme, c’est la centralité de la vieille question éthique, celle-là même que
le socialisme historique avait toujours tenue pour « métaphysique », « prématurée » ou
« petite bourgeoise », et non celle du travail. » (150) Seule une solide hantise du travail peut
laisser penser qu’il puisse avoir été la « centralité » du communisme !

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des manifestations du printemps 2016, solennellement élevé au niveau de Mai 682. Ce qui est évidemment trop ou trop peu dire de ces mobilisations, effectivement importantes, de ce qu’est un « conflit politique », comme de Mai 68 (mais conformément à la pratique générale des politologues, la seule invocation du signifiant, tel qu’il est mis en circulation, suffit). Le sens de ces formules est en réalité donné dès les premières lignes du livre : le Comité invisible pense la politique sous le signe de la « Révolution3 ». L’invention ne saute pas aux yeux.

Dans la séquence du printemps 2016, le Comité invisible isole une expérience type : le moment (le 31/03/2016, sur le pont d’Austerlitz) où un groupe de manifestants a courageusement fait reculer la police. C’est cette « petite forme » (p. 150) qui s’est développée et reproduite, dans les manifestations suivantes, jusqu’au mois de juin. Outre la question de savoir pourquoi la police de Valls/Cazeneuve a privilégié le corps à corps, il reste que cette « forme de vie », où se concentre toute l’inventivité de la période, est d’ordre tactique. C’est ce qui explique qu’elle se soit épuisée, comme toute technique, dans sa répétition.

Le texte en tire deux leçons radicales, quant à la politique :
- « Est politique tout ce qui a trait à la rencontre, au frottement ou au conflit entre formes de vie, entre régimes de perceptions, entre sensibilités, entre mondes, dès lors que ce contact atteint un certain seuil d’intensité. Le franchissement de ce seuil se signale immédiatement par ses effets : des lignes de front se tracent, des amitiés et des inimitiés s’affirment, la surface uniforme du social se craquelle, il y a morcellement de ce qui était faussement uni et communications souterraines entre les différents fragments qui naissent là. » (p. 60)
- « … le « cortège de tête » se répétant, il n’était plus un geste dans une situation, mais un sujet se mirant dans le reflet des médias, notamment alternatifs. Il était alors temps de déserter cette désertion en train de se figer, de se parodier. Et de continuer à se mouvoir. » (p. 147)

La difficulté à s’orienter dans la voie d’une authentique invention est sans doute liée à ce que le texte revendique comme la détermination essentielle de ce « conflit politique » :

note 2 « Ce qui s’est passé au printemps 2016 en France n’était pas un mouvement social, mais un conflit politique, au même titre que 1968. » (p. 60)
note 3 « Toutes les raisons de faire une révolution sont là. Il n’en manque aucune. (…) Toutes les raisons sont réunies, mais ce ne sont pas les raisons qui font les révolutions, ce sont les corps. Et les corps sont devant les écrans. » (p. 7)

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il consistait en une « suite ininterrompue de débordements », débordement des syndicats, débordement de Nuit debout, « et ainsi de suite. » (p. 61) La façon dont le texte met finalement en avant le terme de «  lutte4
> » autorise à n’y voir qu’une sorte de mise à jour de l’acharnement à réduire la politique à ce qui est ici clairement décrit comme un « mouvement », le « mouvement » étant comme chacun sait un prodrome de la révolution 5. L’espace de la politique est donc définitivement balisé : c’est ou « réconciliation », corruption, collaboration, ou antagonisme, « vainqueurs » et «  vaincus » …

Mais comment expliquer qu’on apprenne au détour d’une phrase que le Cortège de tête, qui valait comme un exemple type et comme «  le lieu depuis lequel les choses étaient claires  », « tout le temps où il était resté vivant » (p. 147), ait tout à coup cessé de l’être, et que cette «  petite forme  » soit passée ainsi de « vie » à trépas ? Le Comité invisible n’a pas l’intention d’engager le moindre bilan, la moindre pensée de cette « situation ». Il suffit de « continuer à se mouvoir ». Mouvement !

Beaucoup de développements et de discours, donc, pour proscrire la pensée, et tout particulièrement s’agissant de la politique 6. De toute façon, « il suffit de se pencher sur le processus d’idéation » : « les idées me viennent, sans même que je sache d’où, de processus neuronaux, musculaires, symboliques si enfouis qu’elles affluent naturellement en marchant, ou quand je m’endors et que cèdent les frontières du Moi. » (p. 149) C’est la raison pour laquelle la dernière phrase du texte précise : « Nous parlons de s’adresser aux corps, et non juste à la tête. » (p. 155)

Le Comité Invisible tient la chronique publique de son indignation et de son désir d’en finir avec tout ce, et ceux, qui se mettent en travers du « surgissement de formes de vie qui tracent leur chemin. » (p. 39) Tout se passe comme si les auteurs de Maintenant mobilisaient à la fois leur culture, la séduction, le paradoxe, la

note 4 « Du simple fait qu’il y avait lutte, que des déterminations s’affrontaient, que des forces s’agrégeaient, s’alliaient ou se séparaient, que des stratégies étaient mises en oeuvre, et que tout cela se traduisait dans la rue, et pas seulement à la télé, il y avait une situation. » (p. 147)
note 5 « Ce fut un choc frontal entre deux forces – gouvernement contre manifestants -, entre deux mondes et deux idées du monde : un monde de crevards où trônent quelques crevards en chef, et un monde fait de beaucoup de mondes, où l’on respire, où l’on danse et où on vit. Le mot d’ordre « Le monde ou rien » a d’emblée posé ce dont il était question en réalité : la loi Travail n’a jamais formé le terrain de la lutte mais son détonateur. Il ne pouvait pas y avoir de réconciliation finale. Il ne pouvait y avoir qu’un vainqueur provisoire et un vaincu ivre de vengeance.  » (p. 62)
note 6 « Il n’y a pas de sphère particulière où il serait question des affaires de tous. Il n’y a pas de sphère séparée de ce qui est général. Il suffit de formuler la chose pour flairer l’arnaque.  » (p. 60)

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radicalité rhétorique et leur engagement dans les mouvements, dans l’espoir que « tout le monde » vienne enfin les débarrasser du « monde de crevards  » qu’on ne peut leur reprocher de détester… Mais on ne peut s’empêcher de se demander en quoi il est, pour cela, à ce point nécessaire de revendiquer aussi massivement le terme de « communisme » pour désigner leur appel à la « désertion » et à la « destitution ».

Les auteurs de Maintenant font semblant d’ignorer que le mot « communisme » désigne d’abord une expérience politique dont l’échec a entraîné celui d’un puissant dispositif de pensée et de pratique de la politique, touchant en particulier la question centrale de l’État, des rapports entre les gens et l’État. Même si, dénégation oblige, ils ne peuvent s’empêcher d’expliquer qu’il s’agit profondément, pour eux, de tout autre chose 7. Jusqu’à reprendre le thème classique de l’immanence de la fin : « Pour nous le communisme n’est pas une finalité. Il n’y a pas de « transition » vers lui. Il est tout entier transition : il est en chemin. » (p. 151)

Si le terme reste à ce point indispensable à l’orientation du Comité Invisible, c’est, à mon avis, précisément pour ce qu’il a désigné de puissance et d’hégémonie, et d’abord dans le champ de l’intellectualité. « Communisme » désigne aujourd’hui le choix de sauver une forme d’intellectualité de la victoire ou d’intellectualité victorieuse, revendiquant une ambition de maîtrise sur toute forme d’expérience et de pensée, du côté des gens. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une posture partidaire et étatique.

L’échec du communisme appelle, entre autres choses, un bilan et un renouvellement profond des conditions, des méthodes, des voies de l’intellectualité. Elle ne peut être ni soumise au couple philosophie/science ni déléguée à la sensibilité et au corps. L’intellectualité du temps de la péremption du « communisme » est à construire, y compris sur la question de l’État, du côté des gens, dans la parole partagée entre les gens sur la situation d’aujourd’hui, à commencer par la situation de l’intellectualité elle-même.

Le post-léninisme, la péremption du classisme, sont des propositions qui ont été avancées

note 7 « Avec la faillite de la social-démocratie européenne face à la première guerre mondiale, Lénine décide de relooker la devanture du vieux socialisme croulant en y peignant le beau mot de « communisme ». Il l’emprunte alors, comiquement, à des anarchistes qui entre-temps en avaient fait leur bannière. Cette confusion opportune entre socialisme et communisme a beaucoup fait dans le dernier siècle, pour que ce mot devienne synonyme de catastrophe, de massacre, de dictature et de génocide » (p. 131) (Comme si avant que les anarchistes en fassent « leur bannière », il n’y avait pas eu le moment du Manifeste …)

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dès 1e début des années 80, dans la séquence de l’Organisation Politique, c’est-à-dire il y a 35 ans. En 2008, dans Mai 68, la politique, l’histoire, Sylvain Lazarus revient sur ces propositions et les prolonge : « Communisme, dictature du prolétariat, antagonisme avec l’ensemble de l’ordre politique et social existant, théorie classiste (communiste) de l’organisation, il faut faire l’inventaire de ce qui est entré en péremption. » (p. 20) Ces formulations constituent en elles-mêmes une initiative politique : les unes après les autres, elles ouvrent, disposent, mettent en débat, un champ de pensée et de pratiques propres : « Il faut assumer la péremption politique du communisme et en avancer la saturation en s’adossant aux processus politiques actuels. » (p. 45)

Un an après la publication de Mai 68, la politique, l’histoire, A. Badiou a publié un recueil intitulé L’hypothèse communiste8, dont le texte conclusif a pour titre : « L’Idée du communisme ». La thèse générale du texte est que « l’Idée du communisme » est l’outil d’une projection, d’une inscription des processus politiques dans ce qui est posé comme une nécessaire « représentation de l’Histoire » (p. 185), une « structure de fiction  », une « symbolique narrative », «  la narration symbolique d’une Histoire  » (p. 188). La proposition est politiquement significative : elle consiste explicitement à revendiquer la mobilisation du terme « communisme » pour escamoter la question spécifique de la politique aujourd’hui, au profit d’une inscription sur « la scène de l’Histoire » (p. 186), dont le sens et la portée politiques ne sont ni justifiés ni même interrogés.

Plus précisément, au lieu d’engager le rigoureux bilan politique de la péremption de la catégorie de «  communisme » (indissociable de celles de classe, de parti, d’antagonisme, d’État, de dictature du prolétariat), l’opération joue en réalité de cette péremption pour s’autoriser un usage de du terme qui occulte, soustrait la question de ses effets politiques, c’est-à-dire celle d’une possible politique aujourd’hui, du côté des gens, de ses termes, de ses propositions, de ses modes d’organisation, de ses initiatives.

C’est bien le sens de la formule selon laquelle «  le mot communisme ne peut pas être un nom purement politique : il lie en effet, pour l’individu dont il soutient la subjectivation, la procédure politique à autre chose qu’elle-même  » (p. 186). « Communisme » devient donc bien l’outil d’une opération qui vise explicitement à soumettre la pensée et l’action politiques à des déterminations qui leur sont, comme par principe et nécessairement, extérieures.

note 8 : Éditions Lignes, Paris, 2009

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Il s’agit proprement d’une sorte de recyclage qui consiste en fait à retourner le terme « communisme  » contre lui-même, à la double faveur de sa péremption politique et de l’écho métaphorique qu’il continue de faire entendre et auquel le texte associe des formules aussi vagues que celles du Comité invisible, du type « politiques d’émancipation » ou « politiques révolutionnaires ».

Si le texte organise ainsi l’indifférence voire le mépris à l’égard de la question de la politique aujourd’hui, il n’est pas pour autant sans objectif. Le principal bénéficiaire en est le discours philosophique sur « la politique ». La majuscule systématiquement utilisée dans la formule « Idée du communisme » en fait clairement l’une des pièces d’un dispositif exclusivement philosophique. Si le mot « communisme » a cessé de désigner une catégorie politiquement active, il est en un sens confisqué pour les besoins d’une opération strictement philosophique, ce que le texte désigne explicitement comme « l’opération ‘Idée du communisme’  » (p. 182). Dans ce dispositif philosophique, la fonction de « l’Idée du communisme » est d’être le seul principe d’un possible engagement, d’une possible orientation dans la situation d’aujourd’hui. Autrement dit, au lieu de l’invention politique que la situation actuelle exige de chacun, la philosophie impose, littéralement, une inévitable inscription dans le « mouvement de l’Histoire » (p. 185). Le terme de « communisme », définitivement devenu si problématique qu’il appelle un radical effort de bilan critique, est arbitrairement maintenu au nom d’un « devenir général de l’humanité  », d’une « vérité » « en dernier ressort universelle » (p. 183). L’essentiel est donc finalement que la philosophie ait le dernier mot. Inutile de chercher, d’expérimenter, de débattre et partager quoi que ce soit, s’agissant de ce que peut signifier aujourd’hui le mot politique, du côté des gens : hors de la philosophie, en réalité, pas de politique qui mérite intérêt, engagement, travail. L’une des formules conclusives du texte est sans appel : « Sans Idée, la désorientation des masses populaires est inéluctable » (p. 203). La formule n’est pas seulement arrogante : elle sonne comme une détermination clinique, affectant les «  masses populaires » d’une «  inéluctable » incapacité à inventer une voie politique propre.

Il reste cependant la question déjà soulevée à propos des textes du Comité Invisible  : si c’est d’une opération de la philosophie sur la politique qu’il s’agit, pourquoi choisir comme outil «  L’Idée du communisme » plutôt que l’une des catégories classiquement convoquées par la philosophie, telles que la liberté, le droit, la justice ... ? Si A. Badiou partage ce choix avec le Comité Invisible, c’est à mon sens pour des raisons qui se rejoignent, malgré les

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évidentes différences de points d’appui, d’itinéraires et de propositions.

Le choix de maintenir le terme «  communisme », dans l’opération d’A. Badiou, signale que le propos sur la politique vise précisément le point, le lieu de l’État. Le terme a d’abord explicitement désigné une puissante théorie de l’État, articulant à la fois la destruction de l’État bourgeois, l’instauration d’un autre État, déterminé par la perspective de son dépérissement. Le choix du terme « communisme » a donc pour enjeu le renoncement à une intellectualité de la politique, y compris s’agissant de l’État, qui trouve ses principes ailleurs, et en d’en autres termes, qu’à l’abri ou à la faveur d’un espace étatique, fut-il «  autre  », et qui se développe indépendamment de ses catégories, de ses normes, de ses moyens. Le texte intervient d’ailleurs sur cette question, et avance des formules qui indiquent à quel point elle est au coeur du propos : « L’Idée du communisme (quel que soit par ailleurs le nom qu’on lui donne, qui n’importe guère : aucune Idée n’est identifiable à son nom) est ce à travers quoi on peut parler le processus d’une vérité dans le langage impur de l’État, et déplacer ainsi, pour un temps, les lignes de force par quoi l’État prescrit ce qui est possible et ce qui est impossible  ». (p. 200)

La difficulté était posée dans Mai 68, la politique, l’histoire : « l’échec du communisme a pour effet qu’il n’y a plus de théorie de l’État alternative à l’État bourgeois. Là-dessus la fin de l’histoire, la fin d’une conception historiciste de la politique ouvre à une sorte de pérennité de l’État. La séparation de la politique et de l’État devient essentielle ainsi que la proposition de la politique du point des gens. » (p. 21)

C’est ce point qui constitue le réel enjeu du choix résolu de désigner l’occultation de la question de la politique au profit d’un dispositif philosophique : « L’opération ‘ Idée du communisme’  ». Le tout dernier texte d’A. Badiou, On a raison de se révolter (en 04/2018) revendique rigoureusement la même position : « il faut tenter de garder les mots de notre langage, ces mots qui étaient encore ceux de tout le monde en 68 » (p. 52). On peut s’interroger sur le sujet pluriel qui intervient ici : « notre langage ... ». La réponse est dans les lignes qui précèdent immédiatement : « C’est ce que j’ai proposé d’appeler l’hypothèse communiste » : ce serait comme un pluriel de majesté. La rituelle proposition de critiquer » ces mots et de « leur donner un nouveau sens » n’y change rien. Car de deux choses l’une : ou ils n’ont plus aucun sens politique, et à quoi bon les maintenir ? ou ils gardent décidément un «  sens », nécessaire, « invariant », finalement indiscutable,

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protégés par la philosophie, et la protégeant, en dépit et au mépris de l’expérience politique massivement vécue et réfléchie depuis un siècle, et tout particulièrement depuis 68…

L’usage du mot « communisme  » dans les opérations d’opinion telles que celles du Comité Invisible et d’A. Badiou prouve que les choix en matière d’intellectualité sont au coeur du débat politique à ouvrir aujourd’hui.

Je propose quelques remarques, et quelques pistes, sur ce point.

Il n’y a aujourd’hui pas une seule situation, pas une seule mobilisation significative, dans laquelle le terme de communisme ait le moindre sens pour les gens, et leur soit d’un quelconque appui. C’est qu’ils ont, justement, une idée quant à l’histoire de ce mot, et aux expériences historiques auxquelles il est associé. Le terme ne compte plus aujourd’hui que pour quelques cercles restreints de l’université et de l’édition. Il faut l’aplomb et l’arrogance d’une solide tradition intellectuelle française pour rayer d’un trait de plume et l’expérience historique et le bilan qui en circule, dans les subjectivités. Les rédacteurs de ce Cahier partagent la conviction qu’une authentique intellectualité de la politique ne peut se chercher et se dire que de l’intérieur du travail politique du point, du côté des gens. S’il y a aujourd’hui une crise indiscutable des catégories, des propositions, des formes d’organisation de la politique du côté des gens, au nom de quoi les intellectuels pourraient-ils prétendre s’en exclure et la surplomber ? Cette crise est évidemment la nôtre, et le véritable courage est d’en partager le souci, d’y être à l’écoute et à l’école des mots et des propositions qui se cherchent, et peuvent faire, aujourd’hui, l’objet de débat et de partage. Si les arguments et les postures d’autorité, d’expertise ou d’héroïsme sont sans doute utiles à toutes sortes de carrières, ils sont, quant au réel dont tous ne cessent de se réclamer, quant aux questions actuelles de la politique, au mieux insignifiants ; au pire, méprisants et dominateurs.

Yann, juin 2018.